jeudi 7 mars 2013

La Société du Spectacle, Guy Debord


Guy Debord, La société du spectacle, Paris, 1967.




"Car il y a la règle et il y a l'exception. Il y a la culture, qui est de la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. Tous disent la règle : cigarette, ordinateur, t-shirt, télévision, tourisme, guerre. Personne en dit l'exception. Cela ne se dit pas."
Jean-Luc Godard, Je vous salue Sarajevo, 1993.



La société du spectacle est un essai politico-social écrit par Guy Debord, et publié pour la première fois en 1967 aux Editions Buchet-Chastel, Paris, puis en 1971 aux Editions Champ Libre. L’ouvrage sera réédité plusieurs fois, sans pour autant être corrigé, ou du moins repris par l’auteur. Dans l’avertissement pour la troisième édition française (en 1992, chez Gallimard), on peut d’ailleurs trouver cette phrase de l’auteur : « je ne suis pas quelqu’un qui se corrige ». A ce jour, la dernière édition date de 1996.

Guy Debord est un écrivain et cinéaste français né en 1931 et mort en 1994. Il est l’un des fondateurs de l’Internationale Situationniste, dont il a dirigé la revue. Il est l’auteur du document fondateur de l’IS, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale », en 1957.
La société du spectacle est sans doute son ouvrage le plus connu. Paru un an avant les évènements de 68 qu’il préfigure, l’essai se présente comme un réquisitoire sans concession contre ce que Debord conceptualise sous le terme « spectacle ». Il y constate l’emprise du capitalisme sur tous les aspects de la vie humaine.

La société du spectacle prend la forme d’un essai pamphlétaire dans lequel Debord exprime son sujet de manière assertive. Il y présente 221 thèses réparties dans 9 chapitres :
I. La séparation achevée
II. La marchandise comme spectacle
III. Unité et division dans l’apparence
IV. Le prolétariat comme sujet et comme représentation
V. Le temps et l’histoire
VI. Le temps spectaculaire
VII. L’aménagement du territoire
VIII. La négation et la consommation dans la culture et enfin
IX. L’idéologie matérialisée.

Les thèses prennent plus ou moins la forme d’aphorismes. Au travers de constructions de phrases simples, sans recherche de style, lapidaires, Debord se positionne dans la lignée de Karl Marx, pour qui «les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières. Ce qui importe, c'est de le transformer! ». Il s’agira ainsi de passer de la réflexion à l’action. A ce propos, Debord adresse un reproche à la philosphie occidentale, considérant le spectacle comme héritier de la faiblesse de son projet (thèse 19). En se concentrant sur les catégories du voir, la philosophie aurait contribué à dégrader la vie concrète au profit d'un "univers spéculatif".
Guy Debord reprend également la critique du fétichisme de la marchandise amorcée par Marx dès 1867 dans « le Capital », et sa théorie de l'aliénation.
Au travers d’une réflexion en partie sous tendue par les concepts marxistes, Debord analyse la situation de la société considérée à travers le prisme du capitalisme. Il décrit une société du spectacle, ou société spectaculaire. Pour lui, la « première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale » aurait fait basculer la notion d’ « être » vers celle d’ « avoir ». Il constate cependant que le glissement amorcé a conduit à redéfinir l’avoir par le paraître (thèse 17).

Cependant, la définition du concept de spectacle reste, tout le long de l’essai, sinon floue, du moins multiple. Assez ironiquement, mais rentrant parfaitement dans le système de pensée situationniste (citations et détournements), il reprend, dans la forme de son réquisitoire, un des constats qu'il fait sur le spectacle, son caractère tautologique ("Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but", thèse 13). La notion de spectacle est le sujet et l’outil de la réflexion, ce qui rend l'ensemble de l'essai cryptique, parfois relativement (et sans doute volontairement) hermétique.
Le spectacle, au sens debordien, est un simulacre, bien que le terme ne soit jamais utilisé (il sera plus tard au centre des réflexions de Baudrillard). Il s’agit de la mise en scène artificielle de phénomènes sociaux pour fasciner et aliéner le prolétariat. Pour autant, le spectacle ne peut se réduire à une représentation illusoire de la réalité. Debord le qualifie de Weltanschauung, c’est-à-dire de paradigme, qui se serait « objectivé ».
Le spectacle est l'économie se développant pour elle-même. Répondre aux besoins humains n’est plus son but, elle ne répond plus (uniquement) aux nécessités matérielles. Le spectacle est le capitalisme dans sa dernière phase, dans laquelle les rapports sociaux se muent en rapports marchands, et ou les relations sociales ne sont plus soutendues que par la domination de la marchandise.
En resulte une dynamique sociale biaisée : l’individu, en échange de sa passivité envers la société spectacle, obtient le « droit », illusoire encore, de faire partie du spectacle. Ainsi que l'énonce Debord, "plus il contemple, moins il vit " (thèse 30). L'individu se réduit à sa réalité socialement représentée, à la possession matèrielle, mais également et surtout à la mise en scène de la possession. Ainsi, le spectacle dépossède de la réalité, et n'en restitue qu'un artefact. C'est en ce sens que s'aborde la question de la vedette.
La vedette est l’homme spectaculaire, ou plutot la "représentation spectaculaire de l'homme vivant". Pour Debord, "les vedettes existent pour figurer des types variés de styles de vie" (thèse 60). Elles incarnent une vie d'apparence sans profondeur, qui n'est que l'image d'elle même. La société spectaculaire, sous couvert de produire et de proposer une multitude d'objets et de choix, tend en fait à en diluer l'essence même, dans un mouvement de banalisation que cristallise la figure de la vedette, qui n'en est que la réification à echelle humaine.
Le spectacle, en se fondant quasiment exclusivement sur la vision, le sens "le plus abstrait, et le plus mystifiable"(thèse 18) a permis à la société de se placer dans une logique d'abstraction généralisée. Au regard de ce constat, la spectacle apparait comme une reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. Le spectacle est la nouvelle religion. Il entretient avec la société moderne le même rapport que la religion avait avec la société médiévale.

« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.»(thèse 1).

Au travers des images véhiculées par le spectacle, celui ci tend à imiter la réalité. Le spectacle est un mensonge, mais un mensonge qui se densifierait artificiellement pour devenir simulacre (thèse 9). Il est "l'organisation spectaculaire de la non-vie".
L’éloignement de l’homme (du travailleur, ou prolétaire, pour reprendre le vocabulaire consacré) du monde « directement vécu » nécessite dès lors une médiation entre lui et la marchandise spectaculaire sur laquelle il n’a plus de prise. Au travers de la publicité par exemple (cf thèse 67), le spectacle donne aux objets une familiarité apparente.

« Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. » (thèse 29)

Le spectacle, en tant qu' "activité spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres" (thèse 23), induit un faux rapport social effectif, littéralement devitalisé. En donnant une illusion d’union aux individus socialement distincts (les « classes »), le spectacle établit un faux rapport entre eux, qui ne change en fait rien à leur rapport effectif. Le spectacle construit un paradigme social qui tend à se substituer à la réalité vécue. Et c'est la toute la puissance du spectacle. En se substituant à la réalité, le spectacle devient, par son ampleur, indetectable, puisqu'il faudra pour le voir regarder "au-dela" des limites qu'il a lui même fixé, et qui régissent le monde, qui n'est plus qu'une économie mondialisée. Lorsque dans la thèse 29, Debord écrit que "l’origine du spectacle est la perte de l’unité du monde", il s'agit de comprendre que le spectacle et sa domination reposent sur une tautologie qu'il a lui même mit en place. La division du monde, amorcée par la mise en place d'une société qui ne reposerait plus que sur l'économie marchande, est artificiellement endiguée par la mise en place d'un faux système social, un leurre, comme si le spectacle recréait les liens qu'il avait lui même coupé. En se rendant, non pas indispensable, loin de là, mais évident, et fondement de la société, le spectacle se positionne comme l'unique paradigme possible, dont la logique régirait l'espace social, dont les règles lui fournirait une auto-justification exponentielle.

« Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle. […] La réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. » (thèse 8)

Le spectacle possède donc un caractère immanent. Il n'existe qu'à travers lui même. Il fonctionne sur une aliénation réciproque de la réalité et du spectacle (thèses 8-9), qui est le fondement même de la société existante. son application lui permet de s’auto-justifier. Le seul échappatoire à l’aliénation inhérente à la société spectacle est, pour l’individu, de se réfugier dans le spectacle. A la notion de spectacle se conjugue par extension celle de spectateurs.

La mise à jour de cette dynamique qui s'auto-génère pose un constat glaçant : Il ne semble pas y avoir d'échappatoire à la société du spectacle, elle conditionne les rapports humains et les fausses individualités. l'individu fait partie intégrante du spectacle, et le nier équivaudrait à se nier soi-même.

Guy Debord ne propose pas de "solutions". La société du spectacle n'est pas un essai programmatique, dans le sens ou il n'énonce pas de méthode pour aller à l'encontre d'une société qui ne serait plus basée que sur une illusion, un simulacre. Guy Debord donne cependant les clefs pour comprendre, et par extension lutter, contre la société du spectacle. En en décorticant les dynamiques internes, les notions qui la sous-tendent et la nourissent, il en expose les faiblesses, ou du moins propose un "angle d'attaque". Le simulacre, une fois mis à jour, n'est plus qu'une illusion. La mise en lumière de cet état de fait n'est évidement pas si facile à exploiter, le spectacle est fait de tel sorte qu'il cherche toujours à s'approprier ou se réapproprier le réel. Et combattre la société du spectacle revient de fait à se combattre soit même, à lutter contre sa propre vie, ou pseudo-vie illusoire. Les révoltes de mai 68 sonnaient en ce sens comme une mise en acte des existences individuelles, par la jeune génération du babyboom en particulier, qui apparait, de façon contradictoire, comme la plus à même de "changer la société", mais également comme la plus receptive à l'illusion induit par le spectacle.

D'aucun dirait que mai 68 fut une tentative ratée, voir vaine, que le spectacle a rapidement repris ses droits. Il apparait plutot comme le premier coup porté à ce qui était jusqu'ici au-delà de la conscience individuelle et collective. Dans une société refaçonnée par l'image, au sens de ce qui est donné à voir, c'est par l'image que la jeune generation 68 et post 68 prendra les armes, afin de provoquer l'éveil/le réveil de la conscience individuelle.

lundi 4 mars 2013

La remise en cause des influences dans le vocabulaire de l’Histoire de l’Art


Compte rendu du séminaire diachronique sur le thème de "La remise en cause des influences dans le vocabulaire de l'Histoire de l'Art", qui s’est tenu à l’université François Rabelais de Tours, le 17 janvier 2013


La remise en cause des influences dans le vocabulaire de l’Histoire de l’Art

   Le terme influence est une notion clé dans l’histoire de l’art, dans le sens où elle a façonné une histoire de l’art « évolutive », impliquant que les artistes ou les courants artistiques ne pouvaient se définir qu’au travers de ce qui les précédaient, selon un modèle de continuités ou de ruptures. Cette notion tend cependant à être remise en cause. Ce modèle méthodologique d’appréhension des œuvres présente en effet des lacunes qui amènent parfois à mésestimer la complexité des transferts entre les différents artistes, styles ou médias. Il s’agira d’essayer de comprendre les limites de la notion  d’influence, et de voir les alternatives que l’on peut proposer à cette lecture sclérosante de l'histoire de l’art.

1. L’apport théorique de Baxandall
   L'historiographie de l'histoire de l'art est parsemée d'imprécisions dont la sur-utilisation contribue à leur donner une fausse légitimité dans le vocabulaire scientifique. La notion d'influence fait partie de ces faux acquis en proposant une lecture de l'histoire de l'art dépendante d'un "piège du langage", une imprécision erronée dévitalisée de son sens. Cette idée d'influence, donc, devenue lieu commun dans le vocabulaire de l'histoire de l'art, n'a réellement commencé à être remise en cause que récemment (à partir des années 70) par l'historien d'art  Michael Baxandall, en particulier dans son ouvrage "Patterns of Intention: On the Historical Explanation of Pictures" en 1985.
Si l'on s'attache, comme point de départ à la réflexion, à la définition littérale du vocable "influence", on peut remarquer que le terme est sous tendu par l'idée d'une action de l'influent sur l'influencé, d'un ascendant de X sur Y. Cependant, cette définition, comme le remarque Baxandall, ne peut s'appliquer à l'histoire de l'art sans nier la part active, c'est une évidence, que prend l'artiste vis à vis de sa propre création. Le rapport "actif/passif" que suggère le terme influence ne peut pas s'appliquer à la réflexion sur le processus de création artistique.
La notion d'influence est problématique dans le sens ou elle ne permet d'envisager l'art que dans une logique déterministe. Les rapports qu'entretiennent les artistes avec leurs modèles sont bien plus complexes et porteurs de sens, et nécessitent l'emploi d'un vocabulaire adapté et nuancé.

2. De l’influence à la citation intellectualisée
   Le regard porté sur l'art médiéval, qui repose en partie sur une utilisation stricte de modèles iconographiques, est à ce titre symptomatique des problèmes posés par la notion d'influence.
Les rapports qui régissent les phénomènes de transmission et de circulation iconographique sont sans doute tributaires de l'idée d'influence, mais les envisager sous ce seul prisme en réduit considérablement la lecture. Comme nous avons pu l'observer dans le cas du Bon Gouvernement du Palazzo Pubblico à Sienne, le programme iconographique mis en place par l'artiste n'est pas un simple agglomérat, mais fonctionne justement par citations réfléchies et intellectualisées. La manière dont Ambrogio Lorenzetti use de reprises iconographiques porte du sens et conforte son message, la ou la notion d'influence correspond à une sorte de déni de l'artiste, en en minorant la part active dans la construction du sens.

3. De l’influence à la référence
   Un regard croisé sur la sculpture et la peinture aux XVème et XVIème siècle permet de noter l'influence de la première sur la seconde. Mais il s'agit, au XVème, d'une influence générique de la sculpture sur la peinture, qui cherche à y trouver des modèles de volumes transposables à la peinture, afin de traiter les drapés et vêtements en particulier. Cette tendance, le glissement du style sculptural vers la peinture, change à partir du XVIème siècle. les peintres s'inspirent des sculpteurs, afin d'enrichir leur vocabulaire stylistique. On passe d'une influence stylistique à la mise en place de références impliquant un regard nouveau de l'art pictural sur l'art sculpté. L'influence assimilée devient référence.

4. De l’influence au dépassement
   Les rapports qu'entretinrent les architectes prix de Rome à l'idée d'influence est particulièrement intéressants. Le grand prix d'architecture, créé en 1720, a vu ses modalités se transformer peu à peu dans le courant du XVIIIème et du XIXème siècle. Le lauréat du prix était envoyé à  l’Académie de France à Rome en y bénéficiant d'une pension. L’apprentissage du métier d'architecte était alors fondé sur des règles de copies des modèles de l'antiquité romaine, modèles dictés par l'académie. mais les jeunes architectes lauréats vont peu à peu s'écarter de ce modèle imposé, en faisant évoluer leur travaux, jusqu'alors basés sur une imitation "servile" de l'antique, une approche archéologique qui se dévitalisé peu à peu de son sens, vers une nouvelle pratique permettant, au travers des connaissances acquises, de nouveaux partis pris esthétiques. En intégrant à leur travaux une vision nouvelle de l'antique, ce qui n'était "que" des relevés archéologiques se transforment en paysages, parfois même en scène de genre. Comme le formule M. Royo (professeur des Universités, histoire, civilisation, archéologie et art des mondes anciens et médiévaux) en rejetant l'autorité de l'académie, "l'esprit vint aux architectes"
   La notion d'influence est bancale, dans la mesure où elle repose sur une incohérence sémantique. Sa remise en question ouvre la voie à de nouvelles façons d'aborder les phénomènes de transmissions dans l'art, débarrassées de la "mystique" de l'influence, et permet, au sein même de la discipline, de réfléchir à l'enjeu du langage.