dimanche 19 février 2012

Le langage figuratif de la propagande augustéenne : comparaison entre les cuirasses de l’Auguste de Prima Porta et de la statue posthume de Caius César.



Dans cet exposé, nous allons voir le nouveau langage figuratif mis en œuvre par Auguste, au travers de deux œuvres. La première est l'Auguste de prima Porta. Il s'agit d'une statue en marbre de l'empereur de 2,04m. Ce serait une copie faite en 14 av. JC d'un original en bronze datant de 20 av. JC. Elle a été découverte le 20 avril 1865 dans la villa ad Gallinas de Livie, la femme d'Auguste, située à Prima Porta, un quartier de Rome. Elle est actuellement conservée au musée du Vatican de Rome. La statue, en pied, est dans un parfait état.

Ce n'est pas le cas de la seconde statue en question. C'est également une statue en pied, sur le même modèle que la statue de Prima Porta. Elle est assez abimée : il lui manque les deux bras, la jambe gauche, et surtout la tête, ce qui rend son identification hasardeuse. Si certains y voient Auguste, d'autre l'identifient comme son fils adoptif (et petit-fils) Caius César, qui fut, avec son frère Lucius, qualifié de "prince de la jeunesse" durant sa court vie sous le règne d'Auguste, et envisagé comme un successeur. Dans tous les cas, il s'agit d'un "imperator", un général romain victorieux.

Dans ces deux œuvres, nous allons nous pencher sur l'analyse de la cuirasse des statues. En effet, elles témoignent d'un langage figuratif à la gloire de l'empereur. Dans un premier temps, nous verrons les statues dans leur ensemble. Puis nous nous intéresserons aux significations des reliefs des cuirasses, d'un point de vue historique, d'abord,  puis comment, au travers de l'évocation symbolique d'une victoire, Auguste se met en scène en tant que chef diplomatique qui lave l'honneur des romains et général victorieux à l'égal des Dieux.



I-Les deux statues

L'auguste de Prima Porta représente Auguste en général vainqueur (Imperator). Il est vêtu d'une tunique courte, d'une cuirasse ornée de bas-reliefs sur lesquels nous reviendront, porte, à son bras, le paludamentum, le manteau pourpre porté par les généraux romains. Il a la tête et les pieds nus. . Il est représenté sous les traits d'un homme d’une quarantaine d'années, bien conservé. Les traits sont plutôt individualisés, mais sans réel marqueur du temps ou de vieillesse. Il adopte une posture en contrapposto, la jambe gauche fléchie vers l'arrière, la droite tendue et supportant le poids du corps, son bras droit, qui est une restitution moderne, est levé, il désigne de son doigt tendu quelque chose devant lui. C'est une posture classique d'imperator. A ses pieds, un Eros chevauchant un dauphin vient rappeler sa filiation à Venus par son père adoptif César, dont la famille se disait descendante d'Enée, fils de Venus et fondateur indirect de Rome.

La statue semble être inspirée, sans être copié, du Doryphore de Polyclète, une statue grecque du Vème siècle considéré comme un "canon" de l'adolescent viril aux proportions parfaites. On notera que ce n'est pas le cas de l'Auguste de Prima Porta, dont les jambes sont un peu courtes, avec une certaine "lourdeur" dans le bas du corps, renforcée par les plis épais de sa chlamyde et par l'épaisseur du paludamentum, contribuent à restituer un portrait en pied réaliste de l'ampleur, sans trop d'idéalisation.

Si la statue de Cherchell (Césarée, dans l'antiquité) est moins bien conservée, elle n'en reste pas moins très semblable à celle de la prima Porta. Il s'agit également d'un portrait en pied, dans une posture en contrapposto. Caius (?) porte le paludamentum, mais ce qu'il en reste indique qu'il le portait sur l'épaule, comme une cape. Il porte, sous sa cuirasse, une chlamyde aux plis verticaux réguliers.

Les deux statues, a priori très semblables, diffèrent pourtant par certains détails. A Cherchell, la statue est légèrement plus élancée, mais plus grossière. Les genoux, par exemple, sont plus épais, la musculature moins détaillée. Bien qu'elle soit d'une grande qualité, elle n'atteint pas le statut de chef d'œuvre de l'Auguste de Prima Porta, et serait plutôt une reprise d'un modèle d'Imperator, de qualité, certes, mais sans génie.



II-Les cuirasses : description iconographique

Les cuirasses des deux statues sont assez semblables. Sur celle d'auguste, la composition est circulaire, comme sur un bouclier, et rappelle par la même le bouclier que reçoit Enée dans l'Eneide, et qui représente la bataille d'Actium. Au contraire, sur la statue de Cherchell, la composition est plus classique, elle se divise en trois registres horizontaux. On peut cependant remarquer que d'un point de vue iconographique, elles reprennent toute deux la même thématique, et quasiment les même personnages. Sur la cuirasse d'Auguste prima Porta, au niveau de la poitrine, est représentés Caelus, ou Uranus, le Ciel. Il domine la scène et porte au-dessus de sa tête un voile, qui symbolise peut-être la voute céleste. Sur celle de Cherchell, il s'agirait, d'après certaines interprétations, de Mars Ultor, il est barbu et casqué, et est également entouré d'un voile circulaire aux plis épais. Il est seul, au contraire de Caelus, qui a, à sa gauche, Sol qui conduit son quadrige, et à sa droite l'Aurore, tenant une coupe de rosée, se tient devant un personnage féminin portant une torche, difficilement identifiable, peut-être la déesse de la lune selon certains, peut être une image de Vénus personnifiant l'étoile du Matin. La représentation du groupe Aurore/déesse pourrait rappeler les groupes flottants de la peinture campanienne, ou un personnage apparait porté par un être ailé. Mais le fait que Aurore, personnage porteur soit autant voir plus mis en valeur contredit l'idée.

Les deux cuirasses offrent, pour leur partie haute, une figure centrale, assortie pour la statue d'Auguste, de personnages latéraux, soit une même composition, traitée avec plus de finesse dans celle de Prima Porta.

Au centre des cuirasses, on peut voir deux personnages. Sur celle de prima Porta, il s'agit de la remise des enseignes de Crassus (les aigles perdus pendant la bataille des Carrhes en 54 av. J.-C.) à Tibère, le beau-fils d'Auguste. Elles sont tenues par le Roi des Parthes, Phraatès IV, vêtu d'un pantalon à l'orientale et de la Kandy perse. Tibère, à qui Auguste à délégué cette honneur, est casqué et cuirassé, il tient le bâton de commandement et tend le bras pour recevoir les enseignes. A ses pieds se tient la Louve Romaine.

A sa gauche, sur le flan de la statue, une femme assise, tenant un fourreau entre ses mains, pourrait symbolisée un peuple espagnol vaincu par Agrippa en 21 av. J.-C.

A droite du Phraatès, de l'autre côté, une femme, un fourreau vide et une trompette gauloise à la main, symbolise la Gaules, ce qui est confirmé par le sanglier.

Les deux femmes représentées de part et d'autre de la scène centrale sont assises, affaissées. Elles sont la personnification de pays vaincus, ce qui est assez courant.

A Cherchell, les deux personnages, et la scène représentée, sont moins facilement identifiables. Il s'agit d'une femme et d'un homme en toge, torse nu. Derrière lui, une femme, Nike, peut-être, s'apprêter à le couronner de lauriers.

A gauche de la femme, vêtue d'une tunique longue, un personnage masculin nu est debout, il porte un arc. C'est sans doute une divinité chasseresse.

L'homme en toge pourrait représenter Caius César.

Dans la partie basse de la cuirasse de l’Auguste de Prima Porta, dans l’axe vertical de Caelus, le ciel, se trouve Tellus, la Terre (Terra Mater), couronnée d’épis. Elle est couchée, et tient une corne d’abondance. Deux jeunes enfants sont blottis contre elle, peut-être un rappel de Romulus et Remus. A sa gauche, on peut voir Apollon, reconnaissable à sa lyre, chevauchant un Griffon, et à droite, Artémis, un carquois dans le dos, chevauchant un cerf.

Sur la cuirasse de Cherchell, Tellus est remplacé par deux créatures polymorphes. Il semble s’agir, à gauche, d’un triton, portant ce qui semble être un instrument de musique, et à gauche d’un centaure, quoi porte, comme Tellus, une corne d’abondance.

Si, à certains égards, les compositions des deux cuirasses ont des points communs, on peut tout de même constater que celle de l’Auguste de prima Porta est plus fine, avec un rappel de la décoration de bouclier, grâce en partie aux quatre personnages sur les flancs de la statue, donnant un effet circulaire à l’ensemble, effet renforcé par le voile porté par le ciel. A Cherchell, l’organisation en registres est plus simple, les différents niveaux n’étant, formellement, pas particulièrement mêlés.



III-Une œuvre de propagande

-Auguste chef diplomatique

Les cuirasses des deux statues évoquent la politique la politique orientale d’Auguste, bien que cela apparaissent plus explicitement sur l’Auguste de prima porta. Elle s’inscrit dans l’histoire politico-stratégique d’Auguste à la frontière est de l’empire romain. Dans la période antérieur au règne d’Auguste, les expéditions de Marc Antoine contre les Parthes ont été un échec. La déroute du consul Marcus Licinius Crassus à Carres en 53 av. J.-C. porte un coup à l’honneur de Rome, avec la perte des enseignes. Après la fin de la guerre civile, marquée par la bataille d’Actium remporté par Octave en 31 av. J.-C., et l’occupation de l’Egypte, le futur Auguste peut se focaliser sur la situation en orient.

La gestion de la situation orientale se fait en plusieurs phases. Auguste, à une conquête par les armes, qui serait très couteuse, préfère s’employer à résoudre le problème par la voix diplomatique. En 23 av. J.-C., Rome reçoit les ambassadeurs Parthes, et négocient avec eux la restitution des enseignes Romaines, en échange de la libération du fils du Roi Phraatès IV. Plutôt qu’une vengeance de l’affront subit par Crassus en 53 av. J.-C., Auguste privilégie une coexistence des deux empires, dont les domaines d’influences sont séparés par l’Euphrate. C’est la récupération des enseignes qui est représentée sur la cuirasse, le moment ou Tibère (peut être incarné par Romulus) les reçoit des mains du Roi Parthe. Plus qu’une représentation historique de l’évènement, cette scène serait plus à considérer comme une vision synthétique du travail diplomatique effectué par Auguste. En effet, au-delà de la conciliation entre les romains et les parthes, on voit se renforcer le parti pro-romain en Arménie, le pays voisin. La destitution (par l’assassinat) du roi arménien Artaxias II, permet à Tibère d’entrer dans le pays avec ses légions, et de poser lui-même le diadème royal sur la tête de Tigrane III. Ainsi, Auguste peut se prévaloir d’avoir conquis l’Arménie, sans pour autant avoir à l’annexer. La victoire diplomatique prend autant de valeur qu’une victoire militaire.

La cuirasse de la statue de Cherchell pourrait évoquer la seconde crise Parthe, qui débute en 1 av. J.-C. En effet, à ce moment, le roi d’Arménie Artavazde III, pro-romain, est assassiné avec le soutien des Parthes, au profit de Tigrane IV. L’évènement est vécu comme un affront majeur à la puissance de Rome. Auguste envoie son petit-fils (et fils adoptif) Caius César en orient afin de régler le problème. Il lui confère les pouvoirs proconsulaires, supérieurs à ceux des gouverneurs orientaux.

Caius (Caius Julius Caesar Vipsanianus) est très jeune (il est né en 20 av. J.-C.), et très aimé de l’empereur, et est fêté, avec son frère, comme les « princes de la jeunesse ». Lorsque le roi parthe apprend la teneur de sa mission, il décide qu’il est mieux de parlementer que de se lancer dans une guerre contre Rome. Pour autant, il refuse de laisser le contrôle de l’Arménie au Romains. Mais le nouveau roi d’Arménie négocie, à grand renfort de cadeaux à l’empereur, sa légitimité. Phraatès V en prend son parti. Un pacte est conclu entre Rome et la Parthie. Le roi Parthe et Caius le conclut en territoire neutre, sur une île de l’Euphrate, frontière naturelle des deux empires. Mais la mort de Tigrane V en l’an 1 entraine des émeutes dans le royaume, qui contraignent Caius à faire intervenir son armée. Avant la bataille, Caius est invité à parlementer avec le chef des insurgés, un certain Addon. Cela s’avère être un piège, et Caius est blessé. La révolte sera finalement mater, par les armes, mais Caius ne se remit pas de sa blessure, et y succomba en l’an 4, en Lycie.

On connait l’affection que portait Auguste à son fils adoptif. Si la statue de Cherchell n’est pas clairement identifiée, il n’est pas absurde de supposer qu’elle puisse le représenter. Auguste et Caius César ont tous deux cherché à gérer le problème Parthe par la diplomatie, Caius s’inscrivant dans la continuité de son père.



-Auguste général victorieux : le retour à l’Age d’Or.

Au travers de la représentation d’une victoire diplomatique spécifique, les cuirasses développe une rhétorique de plus grande ampleur : l’événement de la restitution des enseignes s’inscrit dans un discours de retour à l’Age d’or. La gestion pacifique d’un problème majeur par Auguste porte en elle une symbolique développé sur la cuirasse : quel que soit le type de victoires, militaire ou diplomatique, le charisme d’Auguste suffit à lui en assurer le succès. Autour de la figure de l’empereur, les deux personnifications de pays vaincu, rappelle le pouvoir militaire romain, et par conséquent la toute-puissance d’auguste. Mais la mise en avant d’une victoire différente d’une victoire militaire indique qu’Auguste est encore au-dessus d’un simple conquérant guerrier. Sa seule existence garantie la Paix. Les résultats obtenus le sont de par son origine divine, l’ordre divin a prévu qu’il en serait ainsi. Chaque image est porteuse d’un poids idéologique très fort. La référence au bouclier de Vulcain dans sa composition  marque l’achèvement du plan divin prévu pour son ancêtre, faisant d’Auguste le nouvel Enée, l'instrument terrestre d'Apollon pour le retour de l'Âge d'or dans l'univers.

L’histoire représentée se fait donc à l’appui des Dieux, qui entoure la scène, et élève l’évènement à une portée cosmique. La présence de Dieux « des origines », Caelus/Uranus et Tellus, la Terre, qui préside la remise des enseignes, marque l’idée d’une « renaissance » du monde Romain, d’un retour à l’Age d’Or au travers du règne d’Auguste.

La statue de Cherchell développe sensiblement la même idée. Mais le choix de Mars Ultor à la place d’Uranus en change tout de même le discours. Le culte de Mars vengeur est créé par Auguste lui-même, pour célébrer la défaite des assassins de César en 42 av. J-.C., et la restitution des enseignes. Le choix de Mars Ultor dans la composition de la cuirasse de Cherchell est peut être une volonté d’expliciter la scène représentée, dans la mesure où le Mars Vengeur s’y réfère directement.

Les deux cuirasses, malgré leurs différences, marquent l’apparition d’un nouveau langage figuratif mis au service de la propagande de l’empereur. A partir d’une scène historique, on voit se développer un discours étudié et multiple, dans un type de représentation en Imperator  typiquement romain. La double nature de l’empereur est mise en scène au travers d’une scène à la portée terrestre, historique, et cosmique, qui bénéficie du soutien des Dieux.


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